par Eduardo Garzón (sept 2018)
Le Venezuela passe actuellement par un processus d’hyperinflation qui cause d’énormes ravages économiques et sociaux à sa population. On parle d’hyperinflation lorsqu’une situation de hausse exorbitante et incontrôlée des prix est caractérisée par un taux de croissance mensuel des prix supérieur à 50 %. Selon l’Assemblée Nationale du Venezuela ce moment a été atteint en novembre 2017, avec un taux de 56 %. Huit mois plus tard, en juillet 2018, le taux de croissance se situait à 125 %.
Et, à chaque fois qu’on parle d’hyperinflation, surgissent comme des champignons les analystes du dimanche, répétant à souhait que la faute est celle du gouvernement qui aurait imprimé de l’argent en excès. Comment cette fausse idée s’est installée tant dans le monde académique comme en dehors me fascine. Puisqu’ils voient que dans les hyperinflations on a besoin de beaucoup de billets afin d’acheter des produits de première nécessité, ils unissent les deux concepts et finissent par déduire que l’hyperinflation est la conséquence de la création excessive de billets.
Mais si cette connexion est peut être intuitive, la science nous a appris qu’une corrélation n’implique pas de causalité, ce que veut dire que deux phénomènes peuvent avoir lieu en même temps sans qu’ils aient un lien causal direct. Et, comme Marx le disait : "si l’apparence coïncidait avec la réalité, la science ne serait pas nécessaire". Toutes ces personnes qui se limitent à reproduire les postulats de la théorie économique conventionnelle ne veulent pas dédier leur temps et faire l’effort d’une analyse rigoureuse des dits phénomènes économiques, ils se conforment avec des analyses aussi simplistes qu’erronées, surtout si les conclusions servent à fortifier l’injuste statu quo économique actuel. Que la complexité du monde économique ne ruine pas leurs pauvres explications fantaisistes, et encore moins leurs privilèges.
J’ai expliqué ceci il y a presque cinq ans : il n’y a pas eu un seul cas d’hyperinflation dans le monde qui a été causé par la faute d’un gouvernement devenu fou en produisant de l’argent. De fait, c’était l’une des conclusions d’une étude réalisée par l’Institut Cato (impossible de la soupçonner d’être politiquement de gauche) après avoir analysé les 56 cas les plus importants d’hyperinflation de l’histoire sur notre planète.
En réalité, dans tous les cas ils ont découlé d’un choc de l’offre provoqué par une chute fortuite dans la production, ce qui impliqua que la quantité d’argent devenait excessive en comparaison de la quantité des biens et des services produits, poussant ainsi les prix à la hausse (car les vendeurs en tirent parti, augmentant les prix pour le peu de production qu’ils ont à vendre). Ce qu’il faut comprendre c’est que le différentiel entre la production et l’argent a toujours découlé d’une chute de la production et non d’une augmentation de la quantité d’argent.
Voici quelques exemples de référence. L’inflation galopante en Allemagne, entre 1922 et 1923, a été causée par la destruction de l’appareil industriel allemand durant la première guerre mondiale ainsi que la perte d’une bonne partie de ses territoires de l’Alsace Lorraine livrés à la France. En Hongrie le phénomène d’hyperinflation de 1946 a été causé par la dévastation du pays suite aux invasions des nazis et des soviétiques durant la Deuxième Guerre mondiale (d’autres pays comme la Grèce, Taiwan et la Chine ont connu le même sort, comme conséquence d’un conflit de guerre).
Durant les années 80 des épisodes d’hyperinflation se sont succédés au Pérou, en Bolivie, au Brésil et en Argentine, et ils ont tous été causés par la chute des prix des produits qu’ils exportaient (l’étain, le cuivre, l’argent, le plomb, le café, etc.). L’importation d’autres produits a été mise en difficulté, par les fréquentes insurrections militaires qui déstabilisaient l’économie, et par les plans brutaux d’ajustement qu’imposait le Fonds monétaire international, ce qui équivaut à limiter la production.
La désintégration de l’ancienne Yougoslavie comprenait la destruction d’une bonne partie de son appareil productif, déchaînant une spirale d’hyperinflation en Serbie durant les années 90. L’inflation élevée et incontrôlée que la Russie a vécue en 1992 et 1993, spécialement chez ses voisins d’Arménie et du Turkménistan, a été causée par la chute vertigineuse de la production, elle-même conséquence de la transformation du système socialiste en système capitaliste…
L’hyperinflation au Zimbabwe, entre 2007 et 2008 (la deuxième plus intense de l’histoire) a découlé de l’effondrement du secteur agricole après que les terres des minorités blanches ont été confisquées par le gouvernement, ce qui a provoqué un manque d’aliments très prononcé dans une économie hautement dépendante de l’agriculture.
Mais aucun de ces facteurs ne semblent avoir de l’importance auprès d’un économiste conventionnel qui va préférer rejeter « la faute au gouvernement qui crée trop d’argent ». Une bassesse et une indécence intellectuelle qui ne peut être expliquée que par l’intérêt économique et politique des groupes sociaux bien déterminés à diaboliser la dépense publique et la création d’argent étatique.
L’hyperinflation n’apparaît jamais quand un gouvernement perd le contrôle et imprime trop d’argent. L’hyperinflation apparaît dans des situations extrêmes (des conflits de guerre, une transition désordonnée de systèmes économiques, ou par des lamentables politiques économiques) qui génèrent des chutes importantes dans la production. Alors : pourquoi durant ces périodes constate-t-on que la quantité d’argent qui circule augmente vertigineusement ?
C’est si évident qu’on est presque gêné de le rappeler : pour pouvoir faire face aux achats ayant des prix monstrueusement plus élevé qu’avant, on a besoin de beaucoup plus d’argent qu’avant. C’est évident. La banque centrale doit générer beaucoup d’argent pour que l’État puisse subvenir aux frais courants qui sont devenus plus chers, afin que les banques puissent faire face aux retraits d’argent de ses clients, et à des crédits plus élevés auprès des entreprises (puisqu’ils doivent acheter des fournitures beaucoup plus chères).
La création d’argent est donc postérieure au pic de l’inflation galopante, tout en contribuant à l’aggraver (comme tant d’autres facteurs dans un contexte de cercle vicieux de hausse incontrôlée de prix). L’ordre causal et chronologique est le suivant : une chute brusque de la production, une augmentation de prix, une augmentation d’argent en circulation. Ne nous laissons pas tromper par les apparences car elles ne coïncident pas toujours avec la réalité.
Au contraire de ce que prétend la théorie économique conventionnelle et ce qui prédomine dans l’imaginaire collectif, la création d’argent ne provoque pas toujours d’inflation. Je l‘ai également expliqué il y a longtemps. Il est possible que cela arrive, ou pas ; tout va dépendre de comment est utilisée la capacité productive d’une économie. De fait, il est plus que probable que le déficit public très élevé du gouvernement bolivarien (et par conséquent les nouveaux billets mis en circulation) aient contribué à pousser un peu à la hausse les prix, mais cela est une chose et l’autre est qu’ils ont provoqué l’hyperinflation. Rappelez-vous que l’hyperinflation est une croissance mensuelle des prix supérieur à 50 %, chose qui n’est pas arrivé au Venezuela jusqu’à il y a 8 mois, malgré le fait qu’avant ça l’émission de nouveaux billets était importante et la croissance des prix était assez élevée. L’hyperinflation est venue beaucoup plus tard, pourquoi ? Quel a été le choc productif qui a mis le feu à la mèche ? Qu’est-ce qui explique que le Venezuela subit un cas d’hyperinflation ? Les questions complexes ont aussi des réponses complexes.
Pour pouvoir comprendre convenablement le processus d’inflation galopante au Venezuela il est nécessaire de savoir comment fonctionne l’économie vénézuélienne, quelle est sa structure productive, son insertion dans le marché extérieur, son régime politique, institutionnel et social, son système monétaire et financier, etc. Sans connaître tout cela il est impossible d’offrir une réponse adéquate et réaliste. C’est bien pour cela qu’il faut se méfier de ceux qui analysent l’économie vénézuélienne comme si c’était n’importe quoi, et surtout si on la compare à une économie développée et européenne. Ces analystes ignorent que chaque pays a son propre modèle économique et ses propres caractéristiques, et que n’importe quelle comparaison avec un autre pays sera toujours une simplification grossière et peu utile. Faute d’espace pour pouvoir approfondir, je vais pointer quatre notes sur l’économie vénézuélienne afin de faire connaître ses caractéristiques basiques et de contextualiser ainsi l’analyse.
Tout d’abord, le Venezuela a toujours eu des taux d’inflation très élevés. De fait, dans les années 80 les prix augmentaient beaucoup plus rapidement que pendant les années du gouvernement bolivarien, exception cette dernière année. Cela est important pour comprendre qu’il ne s’agit pas simplement d’un cas récent et qui peut donc être complètement imputé aux derniers événements : cela vient de bien plus loin dans le temps. Les grands groupes de marché oligopolistiques puissants dans des secteurs déterminés, l’incapacité de l’État de réguler et de contrôler la concurrence patronale, la corruption, la délinquance, l’asymétrie de pouvoir dans les négociations dans les centres de travail, etc., expliquent dans une bonne mesure que l’inflation a traditionnellement été grande et irrégulière.
En deuxième lieu, on ne peut pas oublier que le régime bolivarien ayant commencé avec la présidence de Chávez et qui continue avec celle de Maduro a toujours été une menace pour les privilèges de l’élite du pays. La nationalisation et le contrôle d’une bonne partie des secteurs productifs stratégiques (spécialement celui des hydrocarbures), ainsi qu’une plus grande distribution du revenu (selon la CEPAL, Venezuela reste le pays le moins inégal de l’Amérique latine) ont provoqué un coup dur au pouvoir et à la richesse de l’establishment vénézuélien, qui depuis lors s’est mobilisée de très diverses formes pour essayer de renverser le gouvernement afin de récupérer ses privilèges. Des exemples représentatifs sont le coup d’État manqué de 2002, le lock-out pétrolier entre 2002 et 2003, les manifestations armées, les pénuries sélectives et programmés de produits bien déterminés juste avant les élections, et la mauvaise image qu’ils diffusent à travers les pouvoirs médiatiques à l’intérieur et à l’extérieur du pays (il est flagrant que le gouvernement américain continue de traiter le gouvernement vénézuélien de « dictature », malgré le fait que l’ONU a reconnu à plusieurs reprises que toutes les élections ont été limpides et respectueuses avec les standards internationaux). Tout cela n’est pas nouveau ni singulier : les groupes de pouvoir utilisent ces stratégies depuis le Chili d’Allende entre l’année 70 et 73 du siècle passée et au Nicaragua à la fin des années 80, pour ne mentionner seulement que deux exemples.
En troisième lieu, il est important de comprendre que la structure productive vénézuélienne est loin de ressembler à celle d’une économie avancée. Il n’existe pas de tissu productif diversifié qui puisse produire des produits de tout espèce et de couleur… mais il est bel et bien concentré dans des branches du secteur primaire, dans des branches industrielles et de services subalternes. Les Vénézuéliens doivent donc acheter à l’étranger presque la moitié des produits dont ils ont besoin.
Le secteur des hydrocarbures est « le » géant de l’économie, en obtenant 95 % des devises pour le pays, le 4 % restant est due à l’exportation d’autres matières premières. C’est-à-dire, que pour que la population puisse obtenir tout ce dont elle a besoin pour vivre l’utilisation de monnaie étrangère est nécessaire, fondamentalement les dollars que l’économie obtient grâce à l’exportation du pétrole. C’est une économie absolument dépendante d’un secteur unique, avec l’énorme faiblesse que cela comporte. De fait, la baisse du prix du pétrole en 2014 a provoqué un trou dans les revenus en dollars, qui a forcé à baisser les importations, créant une pénurie et donc une hausse de prix sur les produits du marché interne.
En quatrième lieu, le gouvernement vénézuélien contrôle le prix de beaucoup de produits basiques afin d’assurer l’approvisionnement de la population la plus vulnérable, ce qui provoque le développement d’un marché noir où se forment d’autres prix. Cela arrive aussi, et d’une façon plus importante, sur le marché des devises : pour éviter que n’importe quel Vénézuélien puisse changer la monnaie nationale en dollars et après l’emporte à l’étranger (comme cela arrivait traditionnellement avec les fuites de capitaux), le gouvernement a imposé en 2003 un contrôle de change, de façon à ce que les bolivars ne puissent être changés en dollars qu’à un taux de change déterminé.Cette mesure a aussi provoqué l’apparition d’un marché noir, où des bolivars se changent en dollars, mais à un autre prix.
Avec ces quatre considérations on peut mieux comprendre en quoi consistent les cinq facteurs qui, selon des analystes comme Pasqualina Curcio et Mark Weisbrot, permettent d’expliquer la spirale inflationniste.
1. Les pénuries organisées et sélectives de produits. Les grands groupes patronaux opposés au gouvernement vénézuélien et qui ont assez de puissance de marché dans leur secteur (le groupe patronal de produits d’hygiène contrôle 99 % du secteur ; celui de farine et de pâte 80 %, etc.) font disparaître une bonne partie des produits du marché officiel, qui se retrouvent en vente sur le marché noir, ce qui produit inexorablement une hausse de prix due à la pénurie et l’abus des prix dans les canaux illégaux de distribution.
2. Une inflation des importations. Les groupes patronaux qui importent des produits de l’extérieur doivent obligatoirement le faire au taux de change officiel, mais ils vendent ce produit à l’intérieur du pays au taux de change officieux, obtenant des gains juteux simplement grâce au différentiel, et en élevant avec cela les prix de manière complètement artificielle. Un exemple simple : si le taux de change officiel est de 3.000 bolivars pour chaque dollar, l’importation d’un produit qui coûte 1 dollar coûtera 3.000 bolivars à l’entrepreneur vénézuélien. Mais si, au lieu de vendre ce produit de 1 dollar au taux de change officiel à l’intérieur du pays, il le fait au taux de change illégal, qui est de 10.000 bolivars par dollar, il finira par obtenir des revenus de 10.000 bolivars par vente à l’intérieur alors qu’il l’a acheté à 3.000 à l’extérieur. Nous parlons d’une augmentation astronomique du prix (et des gains de l’importateur). Ceci est le facteur principal qui a expliqué l’augmentation vertigineuse des prix au Venezuela, spécialement à la fin de 2017, due au taux de change illégal qui s’est sauvagement monté en flèche (en seulement deux mois il est passé de 3.000 bolivars par dollar à 52.000 bolivars par dollar). Les autorités vénézuéliennes assurent ne pas trouver de sens à une telle évolution et accusent les entreprises de calculer ce taux de change dans le but de le manipuler pour générer des bénéfices et pour causer une instabilité économique et sociale.
3. Un embargo financier des États-Unis. Le 25 août 2017 passé, afin de « combattre la dictature et de rétablir la démocratie » le président américain Donald Trump a donné encore un pas dans les mesures de blocage économique, commercial et financier sur le Venezuela. Le communiqué de la Maison Blanche disait : « La nouvelle mesure du président interdit d’effectuer des transactions avec des titres de dette et d’actions émis par le gouvernement vénézuélien et sa compagnie pétrolière étatique. Il interdit également les transactions avec certains bons existants qui appartiennent au secteur public vénézuélien, ainsi que les paiements de dividendes au gouvernement du Venezuela ». En d’autres termes : encore plus de difficultés à s’endetter en dollars et plus de difficultés encore pour que la Venezuela puisse obtenir des dollars dont il a besoin (sur le marché officiel) pour importer les produits qu’il n’a pas, de telle manière qu’il est forcé de se procurer sur le marché noir des dollars, plus chers. Les conséquences sont évidentes : une augmentation des pénuries, une plus grande dévaluation du bolivar à l’égard du dollar sur le marché illégal, et une plus grande augmentation des prix.
4. Une méfiance généralisée dans le bolivar. La monnaie vénézuélienne n’a jamais vraiment été très convoitée, ni internationalement ni en interne, puisqu’elle a traditionnellement eu des pertes importantes de valeur, mais ce maigre attrait s’amoindrit si sa valeur ne cesse de baisser à l’égard de la monnaie traditionnelle de référence : le dollar. Cela pousse les Vénézuéliens à se débarrasser de ses avoirs nominés en bolivars et les changent en avoirs nominés en dollars, cela auto-alimente la détérioration monétaire vénézuélienne. L’incapacité institutionnelle d’imposer l’utilisation de sa monnaie se traduit dans une plus grande dollarisation de son économie, et dans une hausse des prix via l’importation.
En définitive, l’hyperinflation au Venezuela découle de l’interaction de nombreux et de divers facteurs qui ont à voir avec la faible structure productive et exportatrice de son économie, de l’énorme puissance de groupes économiques opposés au gouvernement, et de la position politique singulière et institutionnelle de l’exécutif vénézuélien. La création massive d’argent n’a donc rien à voir avec l’hyperinflation que subit le pays, ce n’est pas la raison mais la conséquence : pour pouvoir effectuer des paiements et des achats de produits de plus en plus chers à cause de l’hyperinflation, il est nécessaire d’avoir de plus en plus d’argent, et c’est pour cela que la masse monétaire ne cesse de croître.
Cependant, les analyses de très mauvaise qualité et de rigueur prolifèrent – et connaissent malheureusement une vaste diffusion –, s’appuient seulement sur la théorie incompétente d’économique conventionnelle pour s’attaquer de manière intéressée à la dépense publique et à la création étatique de l’argent. Une idéologie déguisée en sciencequ’il faut combattre avec des analyses sérieuses et rigoureuses.
Eduardo Garzón
Économiste – membre du conseil scientifique d’ATTAC Espagne
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